Tout
animal est supérieur à l'homme par ce qu'il y a en lui de divin, c'est-à-dire
par l'instinct. Or, de tous les animaux, le Chat est celui chez lequel
l'instinct est le plus persistant, le plus impossible à tuer. Sauvage ou
domestique, il reste lui-même, obstinément, avec une sérénité absolue, et aussi
rien ne peut lui faire perdre sa beauté et sa grâce suprême. Il n'y a pas de
condition si humble et si vile qui arrive à le dégrader, parce qu'il n'y consent
pas, et qu'il garde toujours la seule liberté qui puisse être accordée aux
créatures, c'est-à-dire la volonté et la résolution arrêtée d'être libre. Il
l'est en effet, parce qu'il ne se donne que dans la mesure où il le veut,
accordant ou refusant à son gré son affection et ses caresses, et c'est pourquoi
il reste beau, c'est-à-dire semblable à son type éternel. Prenez deux Chats,
l'un vivant dans quelque logis de grande dame ou de poète, sur les moelleux
tapis, sur les divans de soie et les coussins armoriés, l'autre étendu sur le
carreau rougi, dans un logis de vieille fille pauvre, ou pelotonné dans une loge
de portière, eh bien ! tous deux auront au même degré la noblesse, le respect de
soi-même, l'élégance à laquelle le Chat ne peut renoncer sans mourir.
En
lisant le morceau si épouvantablement injuste que Buffon a consacré au Chat, on
reconstruirait, si la mémoire en était perdue, tout ce règne de Louis XIV où
l'homme se crut devenu soleil et centre du monde, et ne put se figurer que des
milliers d'astres et d'étoiles avaient été jetés dans l'éther pour autre chose
que pour son usage personnel. Ainsi le savant à manchettes, reprochant au
gracieux animal de voler ce qu'il lui faut pour sa nourriture, semble supposer
chez les Chats une notion exacte de la propriété et une connaissance approfondie
des codes, qui par bonheur n'ont pas été accordées aux animaux. "Ils n'ont,
ajoute-t-il que l'apparence de l'attachement ; on le voit à leurs mouvements
obliques, à leurs yeux équivoques ; ils ne regardent jamais en face la personne
aimée ; soit défiance ou fausseté, ils prennent des détours pour en approcher,
pour chercher des caresses auxquelles ils ne sont sensibles que pour le plaisir
qu'elles leur font." O injuste grand savant que vous êtes ! est-ce que nous
cherchons, nous, les caresses pour le plaisir qu'elles ne nous font pas ? Vous
dites que les yeux des Chats sont équivoques ! Relativement à quoi ? Si tout
d'abord nous n'en pénétrons pas la subtile et profonde pensée, cela ne tient-il
pas à notre manque d'intelligence et d'intuition ? Quant aux détours, eh ! mais
le spirituel Alphonse Karr a adopté cette devise charmante : "Je ne crains que
ceux que j'aime," et, comme on le voit, le Chat, plein de prudence, l'avait
adoptée avant lui.
Sans
doute, il se laisse toucher, caresser, tirer les poils, porter la tête en bas
par les enfants, instinctifs comme lui ; mais il se défie toujours de l'Homme,
et c'est en quoi il prouve son profond bon sens. N'a-t-il pas sous les yeux
l'exemple de ce Chien que le même Buffon met si haut, et ne voit-il pas par là
ce que l'homme fait des animaux qui consentent à être ses serviteurs et se
donnent à lui sans restriction, une fois pour toutes ? L'homme fait du Chien un
esclave attaché, mis à la chaîne ; il lui fait traîner des carrioles et des
voitures, il l'envoie chez le boucher chercher de la viande à laquelle il ne
devra pas toucher. Il le réduit même à la condition dérisoire de porter les
journaux dans le quartier ; il avait fait du Chien Munito un joueur de dominos,
et pour peu il l'aurait réduit à exercer le métier littéraire, à faire de la
copie, ce qui, pour un animal né libre sous les cieux, me paraîtrait le dernier
degré de l'abaissement. L'homme oblige le Chien à chasser pour lui, à ses gages
et même sans gages ; le Chat préfère chasser pour son propre compte, et à ce
sujet on l'appelle voleur, sous prétexte que les lapins et les oiseaux
appartiennent à l'homme ; mais c'est ce qu'il faudrait démontrer. On veut lui
imputer à crime ce qui fit la gloire de Nemrod et d'Hippolyte, et c'est ainsi
que nous avons toujours deux poids inégaux, et deux mesures.
En
admettant même que l'univers ait été créé pour l'homme, plutôt que pour le Chat
et les autres bêtes, ce qui me paraît fort contestable, nous devrions encore au
Chat une grande reconnaissance, car tout ce qui fait la gloire, l'orgueil et le
charme pénétrant de l'homme civilisé, il me paraît l'avoir servilement copié sur
le Chat. Le type le plus élégant que nous ayons inventé, celui d'Arlequin, n'est
pas autre chose qu'un Chat. S'il a pris au Carlin sa face vicieuse, sa tête
noire, ses sourcils, sa bouche proéminente, tout ce qu'il y a de leste, de gai,
de charmant, de séduisant, d'envolé, vient du Chat, et c'est à cet animal
caressant et rapide qu'il a pris ses gestes enveloppants et ses poses
énamourées. Mais le Chat n'est pas seulement Arlequin ; il est Chérubin, il est
Léandre, il est Valère ; il est tous les amants et tous les amoureux de la
comédie, à qui il a enseigné les regards en coulisse et les ondulations
serpentines. Et ce n'est pas assez de le montrer comme le modèle des amours de
théâtre ; mais le vrai amour, celui de la réalité, celui de la vie, l'homme sans
lui en aurait-il eu l'idée ? C'est le Chat qui va sur les toits miauler, gémir,
pleurer d'amour ; il est le premier et le plus incontestable des Roméo, sans
lequel Shakespeare sans doute n'eût pas trouvé le sien ?
Le
Chat aime le repos, la volupté, la tranquille joie ; il a ainsi démontré
l'absurdité et le néant de l'agitation stérile. Il n'exerce aucune fonction et
ne sort de son repos que pour se livrer au bel art de la chasse, montrant ainsi
la noblesse de l'oisiveté raffinée et pensive, sans laquelle tous les hommes
seraient des casseurs de cailloux. Il est ardemment, divinement, délicieusement
propre, et cache soigneusement ses ordures ; n'est-ce pas déjà un immense
avantage qu'il a sur beaucoup d'artistes, qui confondent la sincérité avec la
platitude ? Mais bien plus, il veut que sa robe soit pure, lustrée, nette de
toute souillure. Que cette robe soit de couleur cendrée, ou blanche comme la
neige, ou de couleur fauve rayée de brun, ou bleue, car ô bonheur ! il y a des
Chats bleus ! le Chat la frotte, la peigne, la nettoie, la pare avec sa langue
râpeuse et rose, jusqu'à ce qu'il l'ait rendue séduisante et lisse, enseignant
ainsi en même temps l'idée de propreté et l'idée de parure ; et qu'est-ce que la
civilisation a trouvé de plus ? Sans ce double et précieux attrait, quel serait
l'avantage de madame de Maufrigneuse sur une marchande de pommes de la Râpée, ou
plutôt quel ne serait pas son désavantage vis-à-vis de la robuste fille mal
lavée ? Sous ce rapport, le moindre Chat surpasse de beaucoup les belles, les
reines, les Médicis de la cour de Valois et de tout le seizième siècle, qui se
bornaient à se parfumer, sans s'inquiéter du reste.
Aussi
a-t-il servi d'incontestable modèle à la femme moderne. Comme un Chat ou comme
une Chatte, elle est, elle existe, elle se repose, elle se mêle immobile à la
splendeur des étoffes, et joue avec sa proie comme le Chat avec la souris, bien
plus empressée à égorger sa victime qu'à la manger. Tels les Chats qui, au bout
du compte, préfèrent de beaucoup le lait sucré aux souris, et jouent avec la
proie vaincue par pur dandysme, exactement comme une coquette, la laissant fuir,
s'évader, espérer la vie et posant ensuite sur elle une griffe impitoyable. Et
c'est d'autant plus une simple volupté, que leurs courtes dents ne leur servent
qu'à déchirer, et non à manger. Mais tout en eux a été combiné pour le piège, la
surprise, l'attaque nocturne ; leurs admirables yeux qui se contractent et se
dilatent d'une façon prodigieuse, y voient plus clair la nuit que le jour, et la
pupille qui le jour est comme une étroite ligne, dans la nuit devient ronde et
large, poudrée de sable d'or et pleine d'étincelles. Escarboucle ou émeraude
vivante, elle n'est pas seulement lumineuse, elle est lumière. On sait que le
grand Camoëns, n'ayant pas de quoi acheter une chandelle, son Chat lui prêta la
clarté de ses prunelles pour écrire un chant des Lusiades. Certes, voilà une
façon vraie et positive d'encourager la littérature, et je ne crois pas qu'aucun
ministre de l'instruction publique en ait jamais fait autant. Bien certainement,
en même temps qu'il l'éclairait, le bon Chat lui apportait sa moelleuse et douce
robe à toucher, et venait chercher des caresses pour le plaisir qu'elles lui
causaient, sentiment qui, ainsi que nous l'avons vu, blessait Buffon, mais ne
saurait étonner un poète lyrique, trop voluptueux lui-même pour croire que les
caresses doivent être recherchées dans un but austère et exempt de tout agrément
personnel.
Peut-être
y a-t-il des côtés par lesquels le Chat ne nous est pas supérieur ; en tout cas,
ce n'est pas par sa charmante, fine, subtile et sensitive moustache, qui orne si
bien son joli visage et qui, munie d'un tact exquis, le protège, le gouverne,
l'avertit des obstacles, l'empêche de tomber dans les pièges. Comparez cette
parure de luxe, cet outil de sécurité, cet appendice qui semble fait de rayons
de lumière, avec notre moustache à nous, rude, inflexible, grossière, qui écrase
et tue le baiser, et met entre nous et la femme aimée une barrière matérielle.
Contrairement à la délicate moustache du Chat qui jamais n'obstrue et ne cache
son petit museau rose, la moustache de l'homme, plus elle est d'un chef, d'un
conducteur d'hommes, plus elle est belle et guerrière, plus elle rend la vie
impossible ; c'est ainsi qu'une des plus belles moustaches modernes, celle du
roi Victor-Emmanuel, qui lui coupait si bien le visage en deux comme une
héroïque balafre, ne lui permettait pas de manger en public ; et, quand il
mangeait tout seul, les portes bien closes, il fallait qu'il les relevât avec un
foulard, dont il attachait les bouts derrière sa tête. Combien alors ne
devait-il pas envier la moustache du Chat, qui se relève d'elle-même et toute
seule, et ne le gêne en aucune façon dans les plus pompeux festins d'apparat !
Le
Scapin gravé à l'eau-forte dans le Théâtre Italien du comédien Riccoboni a une
moustache de Chat, et c'est justice, car le Chat botté est, bien plus que Dave,
le père de tous les Scapin et de tous les Mascarilles. A l'époque où se passa
cette belle histoire, le Chat voulut prouver, une fois pour toutes, que s'il
n'est pas intrigant, c'est, non pas par impuissance de l'être, mais par un noble
mépris pour l'art des Mazarin et des Talleyrand. Mais la diplomatie n'a rien qui
dépasse ses aptitudes, et pour une fois qu'il voulut s'en mêler, il maria, comme
on le sait, son maître, ou plutôt son ami, avec la fille d'un roi. Bien plus, il
exécuta toute cette mission sans autres accessoires qu'un petit sac fermé par
une coulisse, et une paire de bottes, et nous ne savons guère de ministres de
France à l'étranger qui, pour arriver souvent à de plus minces résultats, se
contenteraient d'un bagage si peu compliqué. A la certitude avec laquelle le
Chat combina, ourdit son plan et l'exécuta sans une faute de composition, on
pourrait voir en lui un auteur dramatique de premier ordre, et il le serait sans
doute s'il n'eût préféré à tout sa noble et chère paresse. Toutefois il adore le
théâtre, et il se plaît infiniment dans les coulisses, où il retrouve
quelques-uns de ses instincts chez les comédiennes, essentiellement Chattes de
leur nature. Notamment à la Comédie-Française, où depuis Molière s'entassent,
accumulés à toutes les époques, des mobiliers d'un prix inestimable, des
dynasties de Chats, commencées en même temps que les premières collections,
protègent ces meubles et les serges, les damas, les lampas antiques, les
tapisseries, les verdures, qui sans eux seraient dévorés par d'innombrables
légions de souris. Ces braves sociétaires de la Chatterie comique, héritiers
légitimes et directs de ceux que caressaient les belles mains de mademoiselle de
Brie et d'Armande Béjart, étranglent les souris, non pour les manger, car la
Comédie-Française est trop riche pour nourrir ses Chats d'une manière si sauvage
et si primitive, mais par amour pour les délicates sculptures et les somptueuses
et amusantes étoffes.
Cependant,
à la comédie sensée et raisonnable du justicier Molière, le Chat qui, ayant été
dieu, sait le fond des choses, préfère encore celle qui se joue dans la maison
de Guignol, comme étant plus initiale et absolue. Tandis que le guerrier, le
conquérant, le héros monstre, le meurtrier difforme et couvert d'or éclatant,
vêtu d'un pourpoint taillé dans l'azur du ciel et dans la pourpre des aurores,
l'homme, Polichinelle en un mot, se sert, comme Thésée ou Hercule, d'un bâton
qui est une massue, boit le vin de la joie, savoure son triomphe, et se plonge
avec ravissement dans les voluptés et dans les crimes, battant le commissaire,
pendant le bourreau à sa propre potence, et tirant la queue écarlate du diable ;
lui, le Chat, il est là, tranquillement assis, apaisé, calme, superbe, regardant
ces turbulences avec l'indifférence d'un sage, et estimant qu'elles résument la
vie avec une impartialité sereine. Là, il est dans son élément, il approuve
tout, tandis qu'à la Comédie-Française, il fait quelquefois de la critique, et
de la meilleure. On se souvient que par amitié pour la grande Rachel, la plus
spirituelle parmi les femmes et aussi parmi les hommes qui vécurent de l'esprit,
la belle madame Delphine de Girardin aux cheveux d'or se laissa mordre par la
muse tragique. Elle fit une tragédie, elle en fit deux, elle allait en faire
d'autres ; nous allions perdre à la fois cette verve, cet esprit, ces vives
historiettes, ces anecdotes sorties de la meilleure veine française, tout ce qui
faisait la grâce, le charme, la séduction irrésistible de cette poétesse extra
parisienne, et tout cela allait se noyer dans le vague océan des alexandrins
récités par des acteurs affublés de barbes coupant la joue en deux, et tenues
par des crochets qui reposent sur les oreilles. Comme personne ne songeait à
sauver l'illustre femme menacée d'une tragédite chronique, le Chat y songea pour
tout le monde, et se décida à faire un grand coup d'État. Au premier acte de
Judith, tragédie, et précisément au moment où l'on parlait de tigres, un des
Chats de la Comédie-Française (je le vois encore, maigre, efflanqué, noir,
terrible, charmant !) s'élança sur la scène sans y avoir été provoqué par
l'avertisseur, bondit, passa comme une flèche, sauta d'un rocher de toile peinte
à un autre rocher de toile peinte, et, dans sa course vertigineuse, emporta la
tragédie épouvantée, rendant ainsi à l'improvisation éblouissante, à la verve
heureuse, à l'inspiration quotidienne, à l'historiette de Tallemant des Réaux
merveilleusement ressuscitée, une femme qui, lorsqu'elle parlait avec Méry, avec
Théophile Gautier, avec Balzac, les faisait paraître des causeurs pâles. Ce
n'est aucun d'eux qui la sauva du songe, du récit de Théramène, de toute la
friperie classique et qui la remit dans son vrai chemin ; non, c'est le Chat !
D'ailleurs,
entre lui et les poètes, c'est une amitié profonde, sérieuse, éternelle, et qui
ne peut finir. La Fontaine, qui mieux que personne a connu l'animal appelé :
homme, mais qui, n'en déplaise à Lamartine, connaissait aussi les autres
animaux, a peint le Chat sous la figure d'un conquérant, d'un Attila, d'un
Alexandre, ou aussi d'un vieux malin ayant plus d'un tour dans son sac ; mais,
pour la Chatte, il s'est contenté de ce beau titre, qui est toute une phrase
significative et décisive : La Chatte métamorphosée en femme !
En effet, la Chatte est toute la femme ; elle est
courtisane, si vous voulez, paresseusement étendue sur les coussins et écoutant
les propos d'amour ; elle est aussi mère de famille, élevant, soignant,
pomponnant ses petits, de la manière la plus touchante leur apprenant à grimper
aux arbres, et les
défendant
contre leur père, qui pour un peu les mangerait, car en ménage, les mâles sont
tous les mêmes, imbéciles et féroces. Lorsqu'à Saint-Pétersbourg, les femmes,
avec leur petit museau rosé et rougi passent en calèches, emmitouflées des plus
riches et soyeuses fourrures, elles sont alors l'idéal même de la femme, parce
qu'elles ressemblent parfaitement à des Chattes ; elles font ronron, miaulent
gentiment, parfois même égratignent, et, comme les Chattes, écoutent longuement
les plaintes d'amour tandis que la brise glacée caresse cruellement leurs folles
lèvres de rose.
Le
divin Théophile Gautier, qui en un livre impérissable nous a raconté l'histoire
de ses Chats et de ses Chattes blanches et noires, avait une Chatte qui mangeait
à table, et à qui l'on mettait son couvert.
Ses Chats, très instruits comme lui, comprenaient le langage humain, et si l'on
disait devant eux de mauvais vers, frémissaient comme un fer rouge plongé dans
l'eau vive. C'étaient eux qui faisaient attendre les visiteurs, leur montraient
les sièges de damas pourpre, et les invitaient à regarder les tableaux pour
prendre patience. Ne sachant pas aimer à demi, et respectant religieusement la
liberté, Gautier leur livrait ses salons, son jardin, toute sa maison, et
jusqu'à cette belle pièce meublée en chêne artistement sculpté, qui lui servait
à la fois de chambre à coucher et de cabinet de travail. Mais Baudelaire, après
les avoir chantés dans le sonnet sublime où il dit que l'Érèbe les eût pris pour
ses coursiers si leur fierté pouvait être assouplie à un joug, Baudelaire les
loge plus magnifiquement encore que ne le fait son ami, comme on peut le voir
dans son LIIe poème, intitulé : Le Chat.
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