Polichinelle et le chat
Pantomime de Champfleury
Personnages
:
Le chat (caractère agressif et irascible)
Un polichinelle d’enfant (personnage muet)

Polichinelle
Il est étendu dans un coin de
l’appartement, sur la parquet, abandonné par son maître, parti pour l’école.
Le chat, Polichinelle
Le
chat entre, une pelote de coton à la gueule, et, après l’avoir salie en la
traînant dans les escaliers, le chat capricieux la laisse de côté comme une
chose inutile.
Tout en rôdant autour de la
chambre, le chat aperçoit Polichinelle. Aussitôt son œil brille, ses oreilles se
dressent, sa queue frétille, inquiète.
Se
ramassant sur ses pattes, le corps allongé, l’œil aux aguets, le chat épie les
mouvements de l’ennemi.
Polichinelle ne donnant aucun
signe de vie, le chat défiant fait lentement le tour de la salle, avec les
apparences d’une complète indifférence ; mais son œil vert ne quitte pas l’être
bizarre qui pourrait feindre le sommeil pour triompher d’un adversaire sans
défense.
Par des courbes savantes,
insensiblement le chat s’est rapproché de Polichinelle qu’il a reconnu.
-
Fffff !
Tel est le cri de guerre dont
il salue son adversaire.
Polichinelle, plein
d’indifférence, reste étendu sur le flanc.
Le chat pousse un second cri
de guerre.
Fffff ! Ce cri est suivi d’un
roulement de tonnerre qu’on ne croirait pas pouvoir sortir d’un si petit corps.
-
Rrrrrrrr !
La colère gonfle le chat tout
entier, dont le dos s’élève insensiblement comme la bosse d’un chameau.
Sur cette bosse se dressent
des poils hérissés. Le chat grince les dents, et véritablement il a perdu le
caractère de beauté qui résulte d’une âme paisible.
Honteux sans doute de cet
accès de fureur, le chat s’éloigne en marchant de côté, le dos en demi-cercle,
le museau pointu et les oreilles toujours aiguës, par un reste d’irritation.
Il s’arrête un instant,
réfléchit sur la conduite qu’il convient de tenir vis-à-vis de cet adversaire
inoffensif.
Puis il s’étend dans la
position d’un sphinx ; mais sa queue ondulante, qui frappe convulsivement le
parquet à droite et à gauche, montre que loin d’imiter les calmes attitudes des
sphinx égyptiens, le chat conserve de sourdes rancunes.
Il médite aussi profondément
qu’un froid diplomate, qui, dans son cabinet, la main posée sur une carte de
l’Europe, s’écrie : Il faut détruire cet empire.
Les chats couvent de méchants
projets avec une astuce diabolique, se pelotonnent en rond sur un fauteuil,
ferment leurs paupières et feignent l’apathie la plus absolue jusqu’au moment où
leurs combinaisons étant mûres, ils vont droit à la conquête qui a tourmenté
leur cerveau.
Un instant, le chat paraît
vouloir laisser en paix son ennemi ; mais tout à coup il se précipite sur
Polichinelle et lui enfonce ses griffes dans la poitrine. Polichinelle est sans
défense ; son maître est à l’école, le chat le sait et profite du moment.
Il ne craint pas de gâter les
riches broderies de l’habit de Polichinelle.
Sans pitié et sans remords,
il s’attaque à un être qui reposait en paix, et c’est alors qu’oubliant tous les
soins prodigués à son éducation, de mauvais instincts éclatent, qui rappellent
la terrible famille à laquelle il appartient.
Ce n’est plus un chat, c’est
un chacal.
Les moustaches roides comme
un bâton, les oreilles déployées comme la capote d’un cabriolet, mêlant les
jurements aux crachats, il s’acharne sur son adversaire inoffensif, déchire ses
habits, traîne l’infortuné Polichinelle sur le parquet, l’abandonne, piétine
encore le cadavre, le fait sauter en l’air, et, finalement, arrache sa perruque.
Ainsi le chat s’est vengé sur
Polichinelle des nombreux coups de bâtons que délivrait dans sa baraque, depuis
des temps immémoriaux, le terrible bossu, à des animaux sans défense, et comme
un triomphateur il s’assied gravement sur le cadavre du vaincu.
À quoi l’a mené cette
vengeance ? Le chat le sait-il ? Pourrait-il le dire ? En a-t-il conscience ?
Pourtant, le calme a fait
place à l’irritation. Les effarements de son poil sont remplacés par des
rondeurs soyeuses, et, grimpé sur Polichinelle que maintenant il méprise
profondément, le chat offre les attitudes tranquilles de ses frères d’Égypte
enveloppés dans des bandelettes sacrées.
Ses yeux verts s’ouvrent
grands au soleil qu’il regarde sans sourciller. Sérieux comme une magistrat qui
vient de prononcer la condamnation du criminel, il ne s’inquiète guère des
propos que les esprits vulgaires tiendront sur sa conduite.
Et l’apaisement étant rentré
dans cette âme vindicative, le chat sort de la chambre froid et silencieux comme
un tigre repu.

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