Je dis souvent : « quelle chance il a cet Adam, de
nous connaître » Adam, c'est mon fiancé.
Nous : c'est Suzie et moi. Suzie, mon chat est une
chatte. Voilà, les présentations sont faites.

omment Adam a chamboulé notre vie
A
l'origine du monde, il y avait Suzie le chat et moi.
Le reste, disons les autos, les dîners en ville, tout ça n'était qu'une notion
très vague, difficile à localiser dans la galaxie.
Et pour cause : on était bien chez nous, rideaux
tirés, avec nos DVD, nos CD, nos BD et nos croquettes.
C'est dire si l'arrivée d'Adam dans notre paisible
existence a fait l'effet d'un Big Bang. On l'avait choisi par correspondance,
sur un catalogue en ligne, selon ces critères : "ch JH bonne sit.. zen, non fu.
chauve s'abst.". Enfin, Suzie n'avait rien choisi. Elle ne savait pas. Je l'ai
fait dans son dos, pendant qu'elle se pomponnait sur son pouf rose. Quelques
e-mails plus tard, j'ai cru bon informer Adam au sujet de mon état civil : vraie
demoiselle, nullipare, 1er prix du 92 en tricot et propriétaire d'un animal
domestique. Adam, ça lui allait. Du coup, je l'ai invité à un goûter.
Dérangée dans sa sieste par un grognement caverneux
suivi de glouglous, (Adam avait avalé ses BN de travers) Suzie, belle femelle
aux fines épaules roulant sous le pelage, a déboulé au salon. Salutations,
déclinaisons de pedigrees : "Adam/voici Suzie de la Cour de Topkapi, fille de la
célèbre Samia Gamal de la Cour de Topkapi, dix fois championne en exposition
féline. Suzie/Adam Guichon, roturier".
Regard cruel du félin. Air cuit d'Adam : ah, les yeux
de Suzie, du métal fondu. Et puis cette robe couleur chocolat... En même temps,
un chat, c'est un chat. Adam n'a plus calculé Suzie, qui a lacéré sa veste en
tweed accrochée dans l'entrée. Ce qui m'a déçue, c'est la réaction d'Adam : il a
râlé. Or, la qualité number one que toute vraie demoiselle est en droit
d'espérer chez un galant, c'est bien le self control. J'ai attendu longtemps
avant d'inviter à nouveau ce monsieur. Parfois, il téléphonait et je mettais le
haut parleur, pour que Suzie s'habitue à cette voix singulière, mélange de bruit
ferroviaire et de mugissement d'éléphant de mer. Trois mois plus tard, Adam est
revenu, avec son pyjama, sans doute pour marquer son territoire. C'est un
comportement normal chez l'homme, il faut y voir un signe de bonne santé. A un
moment donné, vers 4h du matin heure locale, Adam a voulu se coucher dans mon
lit.
Admettons. Mais Suzie sommeillait nonchalamment sur
l'oreiller de droite, ses griffes effilées un peu sorties. L'homme a marmonné :
"Fait que dormir, ce chat !" Il a tenté de repousser Suzie qui sait peser lourd
si besoin. Il a voulu se rabattre sur l'oreiller de gauche, et là, c'est moi qui
ai barri : cet oreiller, c'est le mien. Pas touche. Alors j'ai proposé le canapé
à Adam.

omment Adam s'est finalement fait adopter
Du coup, j'ai attendu avant de le re-inviter. Lors du
goûter suivant, Adam est venu avec des cadeaux : des chocolats au fromage et un
paquet. J'ai ouvert : dedans, il y avait un collier en or jaune accompagné de la
carte d'authenticité Dinh Van le célèbre joaillier, pour pas qu'on croit que
c'était Ping Pong, le copieur. J'ai aussi trouvé du parfum "Oh my cat". C'est là
que j'ai compris. Tout était pour Suzie. A moi, les chocolats au fromage. Adam
s'était souvenu que j'aimais manger du munster en regardant la télé. Ce jour des
offrandes, Suzie n'a pas pris sa veste en tweed pour une cible de tir.
Et
même, elle est passée devant Adam, le ronron à fleur de peau. Elle l'a laissé la
regarder manger ses croquettes au caviar sans lui jeter un regard rouge démon.
Je me demandais juste comment Adam allait faire pour maintenir un tel train de
vie pour continuer à l'amadouer. Ça allait coûter cher, à force. "Elle va bien
finir par m'aimer", il a dit, l'air heureux. Mais de là à apporter sa
brillantine chez nous, bof, c'était prématuré. Il faut y aller doucement, avec
les chats. Par la suite, Adam laissait son pyjama à la consigne, pour ne pas la
brusquer. Et puis un soir, le miracle : Suzie, odalisque magnifique de
l'empire Ottoman, s'était couchée sur le costume d'Adam, lui signifiant par là
un sentiment naissant. Cadeau inestimable. En plus, elle faisait sa toilette
dessus. "Il est fou, ce chat" qu'il a rugi, Adam. J'ai vite plaqué ma main sur
sa bouche, en lui tordant un bras dans le dos " c'est toi qui es fou, elle
t'aime, là, t'es aveugle ?" Alors il a compris. Il a bien étalé le costume, et
ouvert les pans de la veste, des fois qu'elle aurait oublié d'y mettre des
poils. On était mûrs pour former une vraie famille. Adam a apporté chez nous son
dentifrice au poisson et des mocassins. Ce qu'on n'avait pas prévu, c'est que
Suzie exigerait un costume par soir. Sinon, c'était une complainte de sirène
ensorcelée. Pas facile. On supportait déjà deux heures de métro par jour, au
dîner on mangeait des œufs surgelés pour nous simplifier la vie. Les rituels
affectifs de Suzie de la Cour de Topkapi, n'étaient pas faits pour favoriser
notre vie de jeune ménage. Finalement, on a installé un troisième oreiller dans
le lit et Suzie s'est couchée entre nous.

omment on a enfin pu sortir dehors avec Adam
Vers l'été s'est posée la question des vacances. Pas
question d'abandonner Adam Guichon, simple question de civisme. Mais où aller
avec cet être glabre pourvu de pattes arrière grêles ? Il avait son idée :
"Bibiche, toi & moi, en safari photos, en Namibie". Il s'est mis à avoir des
visions. Dans son délire, il citait des animaux sauvages, "les lions, Bibiche,
et les éléphants", pour prendre un repère que je pouvais comprendre. Tandis
qu'il ânonnait la page 32 du catalogue "Le désert en 4X4", moi, je consultais
l'agenda de Suzie : "Darling, ne compte pas sur moi jeudi en 8 : Suzie fait une
expo féline à Lyon. Les 20-22, idem, on a Concours de Miss Univers à Torino".
Pour la Namibie, à la limite, si on faisait l'aller-retour dans la journée, je
pouvais cocher le vendredi 19, ok ? Nan... c'était huit jours ou rien, il a
aboyé les épaules jointes. Cette histoire de chat mannequin, ça commençait à lui
plaire.
C'est vrai, quoi ! On ne pouvait jamais quitter la
maison, parce que le chat détestait la laisse et déterrait les plantes si on le
laissait seul ! On ne pouvait aller que chez mamie Georgette à Boulouris, parce
qu'elle avait un jardin clos ! Et là, j'ai eu presque pitié. Il était bête ou
quoi ? La solution était pourtant là, sous ses yeux globuleux : Il voulait être
heureux ? Aller dehors ? Il n'avait qu'à nous suivre en safari expos, à bord de
mon estafette aménagée. Dans une vie de couple à trois, c'est pas compliqué,
bordel, il suffit que chacun y mette du sien.
Valérie Rodrigue
Tous droits réservés - texte diffusé avec
l'aimable autorisation de l'auteur
Crédit photos : "Suzie" pour Culture Chat
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